14.
Paneb déposa les deux garçons devant les policiers du premier fortin. L’un gémissait, l’autre était toujours évanoui.
— Soyez tranquilles, ce ne sont pas des postulants. Surveillez-les, je reviens.
La Place de Vérité était d’une parfaite propreté, coquette et fleurie. Les maisons blanches brillaient de tout leur éclat, et les villageois avaient revêtu des habits de fête aux couleurs chatoyantes.
Sans répondre aux gamins qui voulaient jouer avec lui, Paneb courut jusqu’à la demeure du maître d’œuvre où il fut accueilli par Noiraud. Brossé avec soin, le chien noir étincelait.
— Claire, j’ai besoin d’aide !
Néfer apparut.
— Nous sommes en train de nous habiller... Pharaon ne va plus tarder.
— Je sais, mais il s’agit d’une urgence. Si la femme sage n’intervient pas, je risque d’avoir de gros ennuis.
— Ton urgence ne pourrait-elle pas attendre demain ?
— Vraiment pas... Et il serait bon que Claire vienne avec du matériel, que je porterai, bien entendu. Les deux bonshommes à soigner sont plutôt amochés.
Le premier avait une plaie profonde au niveau du sourcil. Claire la sonda et constata que l’os n’était pas gravement atteint. Tout en maintenant serrés les bords de la blessure, elle les recousit avec du fil, disposa deux bandes adhésives[3] et appliqua un pansement imprégné de miel et de graisse. Pour éviter des séquelles, elle prescrivit un baume composé de lait de vache et de farine d’orge, à appliquer plusieurs fois par jour jusqu’à complète guérison.
Le second souffrait d’une fracture du nez et avait perdu beaucoup de sang. Avec des linges doux, la femme sage le nettoya, puis lui plaça un tampon de lin enduit de miel dans chaque narine et disposa deux attelles recouvertes de lin afin de resserrer le nez. Elle prescrivit un régime alimentaire pour hâter la cicatrisation.
Heureux d’être bien soignés, les deux garçons s’éloignèrent sans demander leur reste. Assurés de recouvrer la santé, ils n’avaient plus la moindre envie de retrouver sur leur chemin le jeune colosse aux poings plus durs que la pierre.
— Merci, Claire. Sans toi...
— Une mère a parfois des enfants difficiles, Paneb, et tu sais ne pas te faire oublier.
— Malgré mes mises en garde, ils se sont comportés comme deux imbéciles. Je ne suis quand même pas responsable de la stupidité d’autrui !
— Allons nous préparer. Tu ne voudrais pas manquer l’arrivée de Pharaon ?
Thèbes aux cent portes était en effervescence. La flottille royale ne tarderait plus à accoster le débarcadère principal, et tous les notables désiraient assister à l’événement. La population s’était massée sur les berges afin d’acclamer le couple royal en l’honneur duquel une grande fête serait organisée. On y boirait de la bière forte et l’on y consommerait des mets offerts par le palais. À la tristesse d’avoir perdu un monarque de la stature de Ramsès le Grand succédait la joie d’être gouverné par Mérenptah, dont la présence à Thèbes était garante de la continuité du pouvoir et du maintien des traditions.
Après avoir été reçu par le grand prêtre d’Amon, le couple royal recevrait l’hommage du maire de la capitale du Sud et traverserait le Nil pour gagner la rive ouest où il serait accueilli par les autorités locales, avant de se rendre à la Place de Vérité et dans la Vallée des Rois pour y présider aux funérailles de Ramsès.
Ce beau programme ne réjouissait pas le commandant Méhy qui avait tendance à se ronger les ongles.
— Mérenptah est bien le conservateur que nous redoutions, dit-il à son épouse Serkéta, qui hésitait entre plusieurs colliers.
— Est-ce vraiment une surprise, mon doux chéri ?
— J’avais quand même espéré mieux... Le roi aurait pu se faire représenter par le grand prêtre d’Amon, mais il vient en personne, et même avec la reine et toute la cour ! Et s’il se contentait de rencontrer quelques vieux dignitaires... En plus, il va visiter ce maudit village et conforter les privilèges des artisans !
— Ne te désespère pas et change de chemise plissée. Celle que tu portes n’est pas assez luxueuse.
— Tu prends la situation à la légère, Serkéta !
— À quoi sert de se lamenter ? Chacun sait qu’aucun pharaon n’égalera Ramsès. Nous aurons donc face à nous un adversaire beaucoup moins puissant, peut-être manipulable.
— Aurais-tu un projet ?
Serkéta minauda.
— Ce n’est pas impossible...
— Explique-toi.
— Change d’abord de chemise. Je veux que tu apparaisses comme un dignitaire élégant et riche que les hommes admirent et dont les femmes tombent amoureuses. Mais si l’une d’elles s’approche de toi, je lui crève les yeux !
Le commandant Méhy serra les poignets de son épouse à lui faire mal.
— Explique-toi, et vite !
— Grâce à notre informateur, nous savons que Néfer est devenu le maître d’œuvre incontesté de la confrérie. Pourquoi ne pas ruiner sa réputation ? Si le roi recevait certains documents lui prouvant que le patron des artisans est indigne de sa fonction, la Place de Vérité serait déconsidérée car incapable de choisir un bon chef. Mérenptah pourrait avoir envie de la démanteler ou de confier sa direction à des mains extérieures.
— Par exemple à notre ami Abry, l’administrateur de la rive ouest !
Serkéta était radieuse.
— Le moment n’est-il pas venu d’utiliser pleinement ses services ?
— Mais nous n’avons plus le temps de préparer un dossier convaincant...
— Il est prêt, mon doux chéri. J’ai imité plusieurs écritures et rédigé des documents d’apparence officielle accusant Néfer d’incompétence, d’insoumission aux autorités civiles, de volonté d’indépendance excessive et surtout de pratique tyrannique du pouvoir... Il y aura bien un ou deux artisans pour enfourcher ce cheval-là et provoquer la destitution du maître d’œuvre. Ensuite se produira une période de chaos que nous mettrons à profit.
— Ce programme-là me convient beaucoup mieux.
— N’es-tu pas satisfait de moi, mon tendre amour ?
« Elle est plus redoutable qu’un scorpion, pensa Méhy, et j’ai eu raison de m’en faire une alliée. »
Les joues flasques, les cheveux trempés de sueur, le regard vague, Abry avait écouté le commandant et Trésorier principal de Thèbes avec une attention inquiète.
— C’est un plan aussi hasardeux que risqué, mon cher Méhy... Je ne crois pas que...
— Ni hasard, ni risque ! Tu remettras ce dossier au roi quand il posera le pied sur la rive ouest. Venant de toi, ce document ne peut être que sérieux. Mérenptah aura le temps de le consulter avant d’arriver à la Place de Vérité, et il se persuadera de l’indignité de Néfer. Il te désignera comme supérieur de la confrérie, avec pour mission d’y remettre de l’ordre. Tu auras beau jeu de rappeler que tu avais déjà alerté Ramsès à propos des privilèges insupportables dont jouissent ces artisans.
— Vous m’obligez ainsi à monter en première ligne.
— Pour ton plus grand bien, Abry ! Le roi te saura gré de ta lucidité.
— J’aurais préféré rester dans l’ombre et ne pas intervenir de manière aussi directe.
— Si ce dossier parvient au pharaon de manière anonyme, et si Mérenptah observe la morale surannée des sages qui consiste à ne pas tenir compte des ragots, nos efforts auront été vains. Il faut donc une démarche officielle que toi seul peux accomplir.
— C’est tout de même très délicat...
— Tu n’as strictement rien à perdre et tout à gagner. Un peu de courage, Abry, et la Place de Vérité sera à nos pieds !
— Je ne connais pas le pharaon Mérenptah... Il refusera peut-être de m’écouter.
— Refuser d’écouter l’administrateur principal de la rive ouest, le plus haut dignitaire de la région ? Tu divagues ! Au contraire, il te félicitera pour cette indispensable intervention.
— Il serait plus prudent d’observer le comportement du nouveau monarque et de n’agir qu’après avoir longuement réfléchi...
— Tu donneras ce dossier à Mérenptah, Abry, parce que je l’ai décidé. Prépare-toi pour l’accueil officiel et ne commets aucun faux pas. À bientôt, fidèle allié.
Abry voulait être un haut fonctionnaire modèle et tranquille. En rencontrant Méhy, il avait cru que le destin lui permettait de sortir d’une ornière dont il ne pouvait s’extraire seul ; et il avait compris trop tard qu’il se rendait prisonnier d’un redoutable prédateur, capable du pire.
Le commandant Méhy avait toujours fait peur à Abry. Face à lui, il perdait ses moyens et n’entrevoyait d’autre issue que l’obéissance absolue. Même après son départ, son ombre rôdait encore ; aussi Abry s’empressa-t-il de consulter les documents que lui avait remis le commandant.
La calomnie y était distillée avec une habileté consommée. Vicieuses et venimeuses, les accusations feraient sombrer Néfer.
Administrateur principal de la rive ouest, donc protecteur théorique de la Place de Vérité, Abry avait-il le droit de ruiner ainsi la carrière d’un maître d’œuvre ? Cette bouffée de scrupules ne l’embarrassa qu’un bref instant. S’il ne remplissait pas sa mission, Méhy réagirait avec violence.
C’était sa propre carrière qu’Abry devait sauver. Il décida donc de remettre le dossier au roi Mérenptah.